LE LABYRINTHE DE DEDALE
Nous sommes tous des Thésée en partance pour le labyrinthe.
« Ce n’est pas le soleil qui éclaire l’aventurier mais la torche qu’il tient dans sa main. » André Malraux in « le Démon de l’absolu »
J’ouvre aujourd’hui, pour vous, la porte de mon labyrinthe. Si vous vous y perdez, c’est que je m’y suis moi-même perdue. Bonne chasse.
Chercher, se documenter, lire, analyser, interpréter, comparer, compiler, synthétiser : voilà les ingrédients que nous utilisons pour rédiger nos exposés. Mais la Question fondamentale reste, cependant, ouverte : qui finalement pense quoi ? Et qui a seulement le temps d’authentifier réellement ses sources ?
La rédaction d’un exposé est un labyrinthe. Un labyrinthe où la pensée des autres alimente le propre courant de réflexion de l’auteur sans pour autant s’y substituer. Sans s’y substituer si l’auteur veille à ne pas se laisser aveugler par de séduisantes citations ou de bons mots.
Nos exposés sont des labyrinthes où l’on ne peut compter que sur nous-mêmes pour faire jaillir la carte maîtresse d’une idée, pour nous guider vers le centre même de cette idée. C’est toujours l’idée, elle-même, avec laquelle nous faisons corps quand nous l’étudions, qui illumine notre route. L’idée, cet astre accroché au zénith de notre libre pensée, cette pensée intraduisible que nous nommons le symbole.
« Labor intus » : travaille en dedans.
Du labyrinthe, j’ai tout de même retenu pour vous deux citations. La première est tirée du dictionnaires des symboles : « L’essence même du labyrinthe est de circonscrire dans le plus petit espace possible l’enchevêtrement le plus complexe de sentiers et de retarder ainsi l’arrivée du voyageur au centre qu’il veut atteindre. » L’auteur n’est pas cité. La deuxième est de Daniel Beresniak : « La labyrinthe est, depuis la nuit des temps, représenté comme l’image de l’espace qui sépare une demande de la satisfaction. » Voilà pour les citations. Fermons le ban.
Le labyrinthe de mon exposé débute par une devinette : J’ai trois voies. La première voie mène directement au centre, la seconde n’y mène qu’au prix d’un long et périlleux voyage et la troisième ne mène nulle part. Qui suis-je ?
Selon la tradition, il existe en effet trois voies offertes au voyageur à l’entrée d’un labyrinthe. Celui qui désire s’y engager doit en choisir une.
Pour l’éveillé, celui qui rêve sa vie dans la lumière crue de la réalité, celui qui s’obstine à ne vouloir subir une vie que d’autres ont choisi pour lui à sa place, pour celui-là, chaque jour passé en ce monde exige de lui qu’il se détermine, qu’il choisisse chaque étape de sa destinée. Qu’il en choisisse les petites comme les grandes. De la couleur du vêtement qu’il porte aujourd’hui comme de la remise en cause de ses certitudes les plus intimes et des actes qui en découleront raisonnablement.
Chaque jour impose à l’Homme debout, à l’homme épris de liberté, l’épreuve du labyrinthe. L’épreuve par laquelle, il réussit ou non à mettre en adéquation ses pensées et ses actes.
Accepter l’épreuve du labyrinthe, c’est accepter le danger de vivre, le danger de s’émanciper, le danger d’être libre.
Refuser l’épreuve du labyrinthe, c’est se condamner à l’immobilisme, à la stagnation, à la putréfaction, à l’errance dans les méandres de la misère morale. C’est se condamner à ce que certains nomment l’Enfer.
Entre la naissance et la mort s’étire le chemin de la vie. Ce chemin est parsemé d’embûches, de paris à relever et de décisions à prendre. Nous sommes perpétuellement en route pour des carrefours hérissés de panneaux indicateurs alléchants : « Succès par ici ». « Bonheur par là ». « bonne santé prendre à gauche ». « Argent prendre à droite ». « Félicité en avant toute. »
A première vue, les décisions quotidiennes qu’il faut prendre sont souvent anodines. Mais aussi imperceptible puisse être le changement de cap initial, il nous engage et chacun de nos choix peut modifier radicalement le tracé de notre route. Entre le maintien du cap et la dérive, nos voies sont innombrables et n’appartiennent qu’à nous seuls. Chacun y trace un sillon unique en fonction de sa naissance et de ses connaissances.
« Fata viam invenient » Les destins trouveront bien leurs voies.
Quelquefois je dérive au gré du vent, quelquefois je rame à contre courant, quelquefois j’arrive à bon port. Mais sitôt arrivé, je dois encore et encore appareiller jusqu’à mon ultime voyage qui me déposera à l’aube sur le rivage éternel.
Puisque la vie est un labyrinthe dont nous connaissons l’issue fatale, il vaut mieux le parcourir dans la joie : vivre heureux plutôt que malheureux. Et ce bonheur que nous cherchons, nous le découvrons en parcourant notre labyrinthe ; en le parcourant sans peur.
Trouver le bon chemin qui mène au centre de notre Être intime, se réconcilier avec nous-mêmes, y ressentir notre vie palpiter, ressortir à la lumière remplis de cette vérité simplissime et vivre au rythme de l’existence unique du cosmos : c’est ce que propose la représentation symbolique du labyrinthe.
Je suis posté à l’entrée du labyrinthe. Maintenant je sais que pour m’accomplir, je ne peux y échapper alors je veux y entrer mais, il y a une inscription effrayante gravée sur le frontispice : « Arrête ! ici commence le royaume de la mort. » Je ne suis guère rassuré et je préfère différer mon voyage. Je m’assois sur une pierre face à l’entrée ; je réfléchis. Il y a trois voies. Laquelle prendre ? La première qui mène directement au centre, la seconde qui n’y mène qu’au prix d’un long et périlleux voyage ou la troisième qui ne mène nulle part ?
Si j’emprunte la première voie qui m’est offerte, celle qui mène directement au centre - la voie royale - mon innocence saura me guider sans douter au cœur du labyrinthe. Aussi sûrement qu’une flèche se plante au centre de sa cible quand l’archer qui la décoche fait le vide dans son esprit à l’instant où il tire.
Si j’emprunte la deuxième voie, celle qui mène au centre au prix d’un long et périlleux voyage, mon instinct de survie saura me dicter à chaque embûche des ordres rapides, précis, sans me laisser le temps de les passer au crible de mon intellect. Je livrerai bataille. Je lutterai pour ma vie et je serai victorieux.
Mais si j’emprunte la troisième voie, celle qui ne mène nulle part, c’est la peur d’échouer qui me fera courir à l’aveuglette dans les méandres du dédale, dans les corridors de l’illusion, les faux raccourcis, les chicanes et leurs impasses.
Je courrai dans la panique et l’effroi, me cognant au hasard des cloisons qui me contiennent, vers un centre que je ne peux voir et qui se dérobe interminablement à ma vue et à ma volonté.
J’échouerai. Je resterai prisonnier du labyrinthe comme la bête qu’on y a enfermé pour me trouver et pour me dévorer.
Mais je n’ai pas peur. La bête ne me fait pas peur. Je suis décidé à emprunter la première voie, celle qui mène directement au centre. Quel fou, d’ailleurs, souhaiterait emprunter une autre voie que celle qui mène directement au centre ? De plus, je suis bien décidé à trouver la bête et à la vaincre. Mais que trouverais-je dans le labyrinthe en guise de bête ? En guise d’adversaire ? Moi-même. Cet autre moi qui me fait obstacle dans ma progression vers la lumière et la liberté.
Tout cela est bien réfléchi mais en attendant, les trois portes, les trois entrées, les trois couloirs qui s’enfoncent dans la nuit et dont je ne distingue que les premiers mètres, sont rigoureusement identiques. Rien ne les différencie. Aucun indice même minime, aucun signe. Rien. Je suis seul, livré en pâture à moi-même. Seul. Seul dans le combat que se livrent mes deux natures : l’ange et la bête.
En me posant la question de la nécessité du choix à faire et de la bonne voie à prendre, je me rends bien compte que je suis déjà entré dans le labyrinthe. Le labyrinthe est une question sans fin. Tant que des questions se posent à moi, je suis prisonnier du labyrinthe. Par contre, la sérénité est un espace ouvert sur le monde où les questions ne se posent plus. Un espace où je pourrais agir sans tension pour la paix, le bien et la justice. Un espace à conquérir sitôt que je serai sorti de mon labyrinthe.
Partir tranquillement d’un point A vers un point Z et se retrouver tout à fait par hasard à un point Oméga inconnu, cela nous rappelle tous quelque chose. Qui n’a jamais été détourné de sa route ? Qui ne s’est jamais perdu dans une ville sans plan ? Dans une forêt profonde sans boussole ? Qui n’en a pas tiré un enseignement véritable pour lui-même ?
Voici venu le temps de vous raconter l’histoire du Minotaure :
Minos, Roi de Crête, devait sacrifier un taureau blanc au dieu Poséïdon mais préféra le garder dans son troupeau. Caprice de Roi. Poséïdon se vengea sur la femme de Minos, Pasiphaé, qui nourrit soudain une passion sans limite pour le taureau blanc. De leurs nombreux accouplements clandestins naquit bientôt un monstre, mi-homme, mi bête : le Minotaure. Un homme à tête de taureau noir. Un enfant illégitime sanguinaire, du nom d’Astéros (l’étoile), qu’il valait mieux cacher et bien cacher en un lieu secret. On cacha donc l’étoile au fond d’un labyrinthe pour la rendre inaccessible.
Pour cela, le Roi Minos fit appel au plus talentueux artiste de son temps, Dédale, pour qu’il construise un palais dans la ville de Cnossos et y enferme durablement le Minotaure. Dédale imagina un palais-prison dont le monstre ne pourrait s’enfuir : un labyrinthe à ciel ouvert qui fut aussitôt appelé le « Palais de la double hache ».
Double hache : un avertissement à double tranchant : symbole des énergies contraires du labyrinthe : destructrice et protectrice à la fois. Du labyrinthe, Palais de la vie et de la mort. De la vie, avec un grand V, promise à qui en ressortirait sain et sauf et de la mort certaine à qui y périrait perdu ou dévoré par le Monstre. Par le Minotaure, cet autre et terrifiant nous-mêmes ; notre image inversée ; notre négatif.
Le Minotaure se nourrit de chair humaine. Il se tient au centre du labyrinthe pour y attendre ses victimes. Pour satisfaire à ses besoins, chaque année, Égée, le Roi d’Athènes, est contraint d’envoyer par la mer, sept jeunes filles et sept jeunes garçon en Crète pour qu’il lui soient jetés en pâture. Aucun n’en sort jamais vivant jusqu’au jour où un héros, Thésée, embarque parmi les victimes au départ d’Athènes, bien décidé à en découdre avec la bête et soulager ainsi les souffrances de ses sœurs et de ses frères.
Nous sommes tous des Thésée en partance pour le labyrinthe, prêts à tuer la bête primitive qui sommeille en nous. Cet animal brutal, pulsionnel, cannibale. Ce danger latent que nous sommes pour autrui ; ce danger latent qui gronde de douleur enfermé dans nos forteresses du silence. Notre « ça » écrasé quotidiennement par la pression sociale et qui réclame son tribut de violence, de haine, de sang. Cette énergie primordiale qu’il nous faut dompter librement pour qu’elle ne tombe pas aux mains des marchands d’illusions et des entreprises totalitaires toujours prêts à exploiter nos bassesses.
Thésée entre dans le labyrinthe et tue le Minotaure. Mais il lui faut encore ressortir du labyrinthe comme il nous faut nous-mêmes en sortir une fois soldés nos comptes avec nos êtres intimes.
Ah l’amour est d’un grand secours ! Le roi Minos à une fille, Ariane. Ariane, follement amoureuse de Thésée, lui a donné en cachette une bobine de fil à l’entrée du labyrinthe. Fil providentiel que Thésée déroule sur ses pas dans le dédale comme le petit Poucet sèmera plus tard ses cailloux dans la forêt pour retrouver sa route.
Fil d’Ariane, fil fragile de l’existence, grâce divine, amour d’une femme qui permet au héros de retrouver sans encombre la sortie du labyrinthe. Sans Ariane, Thésée, pourtant victorieux du Minotaure - sa nature profonde - se serait égaré, serait mort. L’homme organise le mystère au centre du labyrinthe. La femme en révèle l’issue secrète. Une bonne association.
Thésée et Ariane ont déjà pris la fuite par la mer. Le roi Minos est furieux du meurtre du Minotaure. C’est Dédale, l’architecte du labyrinthe, qui va trinquer à la santé du roi. Il faut dire que Dédale est complice. C’est lui qui a eu l’idée du fil d’Ariane. En guise de châtiment, Minos fait enfermer Dédale et son fils Icare dans le labyrinthe.
Mais une fois de plus, le génial Dédale se met à l’oeuvre. Il fabrique cette fois des ailes avec des plumes et de la cire.
Le père et le fils s’échappent du labyrinthe par la voie des airs. Mais Icare vole trop près du soleil. La cire fond, ses ailes brûlent. Icare retombe dans la mer, meurt. Avis aux amateurs. S’évader du labyrinthe en trichant présente aussi du danger. Seul l’initié, le sage, a peut-être (et je n’en suis même pas sûr) la possibilité d’y écourter son séjour dés lors qu’il en imagine l’issue.
La mythologie raconte que Thésée victorieux devint Roi et eût un rôle politique important, civilisateur. Celui qui sort victorieux du Labyrinthe, celui-là, s’il ne devient pas un bourreau pour ses semblables, deviendra une autorité naturelle et équitable : une véritable source de chaleur.
Depuis que les hommes ont exploré les recoins de leurs cavernes et exorcisé leurs peurs en y peignant des fauves de tous poils, les représentations du labyrinthe sont devenues communes à pratiquement toutes les civilisations.
Partout le labyrinthe y est synonyme d’un système de défense dissuasif et protecteur pour les trésors, les sépultures, les lieux de cultes, les enseignements sacrés. Partout le labyrinthe est devenu un rempart efficace contre les profanateurs. Pensons, par exemple, aux labyrinthes nichés aux coeurs des pyramides Égyptiennes qui protégeaient jadis les tombeaux des Pharaons et qui protègent toujours ceux dont ignorons l’existence.
Par essence, le labyrinthe ne permet l’accès au centre qu’aux seuls initiés. Il figure ainsi le voyage et les épreuves initiatiques du profane qui tente de s’approcher du centre caché dans lequel se trouve le symbole sacré. Un symbole bien défendu dont il lui faut encore percer les arcanes avant de retrouver le chemin de la liberté de penser.
Le labyrinthe de la liberté à de multiples accès. Mais Il existe un autre labyrinthe : le labyrinthe a une seule voie. C’est un labyrinthe paradoxal car nous ne pouvons nous y perdre. C’est le labyrinthe chrétien tracé sur le pavé des nefs de nos cathédrales. Seule la foi en Dieu nous y guide. C’est l’unique voie. L’unique voie qu’il nous faut parcourir, longue et sinueuse pour rejoindre la Jérusalem céleste. La maison de Dieu qui réside dans le cœur du fidèle. L’entrée représente la naissance, la circonvolution, le chemin de la vie et le centre, la mort. Point d’erreur de parcours possible mais point d’issue non plus. Le dogme religieux régente ici la vie du croyant toute entière.
J’ai voulu parcourir les labyrinthes de Chartres et d’Amiens mais des prie-Dieu les recouvraient ces jours là. Sans doute les jours suivants aussi car les labyrinthes d’église ont perdu depuis longtemps leurs fonctions initiales et sont destinés surtout à l’édition de cartes postales au profit des bonnes oeuvres des paroisses.
Bâtis au XIIe et XIIIe siècle par les Compagnons d’antant en même temps que les cathédrales qui les abritent, ces labyrinthes répondaient alors à une nécessité première : permettre à ceux qui ne pouvaient se rendre en pèlerinage ou en croisade jusqu’en terre sainte, de pouvoir, eux aussi, faire le voyage symboliquement sur le pavé de la nef. Ces labyrinthes s’appelaient d’ailleurs fréquemment « chemins de Jérusalem. » Le pénitent les parcourait à genoux en récitant des prières.
Beaucoup de ces labyrinthes ont été détruits et il semble trop facile de faire endosser le saccage à la seule ferveur révolutionnaire. L’église elle-même ne s’est pas gênée pour effacer ses propres labyrinthes car ils étaient souvent la signature des confréries de maçons ou des architectes qui avaient construit leurs cathédrales.
Au-delà du chiffre, des prouesses architecturales et d’un florilège d’interprétations, il apparaît clairement, que le labyrinthe a une voie n’a pas tenu ses promesses. L’église catholique qui en fut l’ordonnatrice ne pu maîtriser un symbole aussi ancien, puissant et utile à la réalisation de l’homme libre. Elle ne pu maîtriser le symbole à ce point qu’elle désira s’en débarrasser. Le labyrinthe a une seule voie est resté avant tout le symbole du labyrinthe avec un grand L. Et personne, malgré les prédications des prêtres, ne pu vraiment tout à fait oublier la légende d’un Minotaure même déguisé grossièrement en Satan de carnaval.
Il s’agissait alors de supprimer un système de représentation symbolique pré-chrétien qui répondait régulièrement aux noms de « labyrinthes de Salomon » ou de « Maisons de Dédale ». Appellations en effet gênantes pour un pouvoir sans partage...
La conclusion est brêve et le labyrinthe toujours prêt à nous engloutir : La liberté consiste à bien connaître ce qui nous asservit.