mercredi 4 juin 2008

COURS : l'interprétation.

L’interprétation

On peut interpréter toutes sortes d’objets : on dit d’un pianiste en concert, qu’il a donné une interprétation magistrale de la Tempête de Beethoven. On dit d’un juge confronté à un cas difficile qu’il doit interpréter un texte de loi. On disait autrefois de l’oracle qu’il interprétait les signes, comme en Grèce les cris de la pythie à Delphes, ou à Rome les entrailles des animaux sacrifiés. Dans l’astrologie, on interprète la position des planètes. Chez nos médiums modernes on interprète les cartes du tarot ou les lignes de la main, les nombres etc. La psychanalyse freudienne n’est pas en reste, puisqu’elle propose une méthode d’interprétation du rêve. De même, il est possible de se livrer à une interprétation d’un poème, d’un conte.
Le champ de l’interprétation est donc très vaste et il est possible que le même objet reçoive plusieurs interprétations différentes. En comparaison, l’explication scientifique parait plus carrée, elle est vraie ou fausse et c’est tout. Une interprétation ne se distingue d’une autre que par sa pertinence, sans la chasser pour autant. La question se pose de savoir s’il peut y avoir dans l’interprétation une quelconque rigueur. Dans le domaine de l’interprétation, sommes-nous livrés à l’arbitraire ? Qu’est-ce qu’une erreur d’interprétation ? Comment distinguer une bonne interprétation d’une mauvaise ? Pour répondre à ces questions, il est indispensable de préciser quel est le statut de l’interprétation. Qu’est-ce qui donne à une interprétation sa pertinence ?
A. L’objet de l’interprétation
Toute interprétation est interprétation de quelque chose, comme toute conscience est conscience de quelque chose. Quel est donc l’objet sur lequel peut porter une interprétation ?
La signalétique dispose sur les routes des signaux. Un signal doit le plus possible convoquer le réflexe et le moins possible la réflexion. Il est important que l’automobiliste ne prenne pas un temps pour interpréter, mais réagisse rapidement. Un signal, dans l’idéal, ne doit pas avoir besoin d’être interprété, par contre un signe oui. Au signal est attaché un comportement, au signe est attaché un sens. Ce que nous interprétons, c’est tout ce qui peut être considéré comme un signe doué de sens. Mais ce n’est pas tout, puisque certains signes tels que les signes mathématiques, ne font pas non plus l’objet d’une interprétation. Un signe mathématique est en effet univoque, or ce qui est interprété, c’est au contraire ce qui est équivoque. Nous interprétons là où il y a une ambiguïté ou une obscurité, et non pas là où une idée présentée dans un signe est claire et distincte. Je peux interpréter un geste de la main en me demandant si c’est un geste amoureux ou un geste indifférent. Je ne vais pas interpréter l’ordre de l’agent
Interpréter, c’est en quelque sorte vouloir déchiffrer le réel en le considérant comme un ensemble de signes qui ne comportent pas de caractère d’évidence suffisant.
C’est voir le monde comme un puzzle où les pièces ne sont pas arrangées correctement pour que l’ensemble ait un sens. On interprète d’abord ce qui est chaotique, et pas ce qui est ordonné. En bref, on interprète ce qui comporte de l’inexplicable, du mystère, de l’étrangeté, ce qui résiste aux définitions, ce qui ne se range pas dans des catégories tranchées, mais garde en première lecture un caractère paradoxal.
Qu’est-ce qu’une bonne interprétation ? C’est une avant tout une lecture satisfaisante des signes, ce qui suppose que nous avons entre nos mains une grille d’interprétation permettant de transposer un langage de signe dans un autre plus rationnel et plus clair.
Interpréter, c’est donc mettre à découvert l’implicite, aller vers l’élucidation d’un objet qui d’abord se refuse. On dit parfois d’une œuvre qu’elle résiste à l’interprétation. Ce qui signifie qu’il n’est pas aisé d’élucider son sens, de déchiffrer son mystère. Pourtant, avec toutes les précautions nécessaires, il doit être possible de restituer le sens qui existe bel et bien, indépendamment du travail de l’interprète. L’interprète doit parvenir à s’effacer devant le sens qu’il découvre. Mais, curieusement, interpréter a aussi un autre sens, celui de jouer une œuvre. On interprète une pièce de théâtre, ou un morceau de musique, ce qui veut dire que l’acteur ou le musicien déploie l’œuvre à partir de sa propre subjectivité. Ce qui requiert le contraire de l’effacement, l’implication totale du sujet. Il y donc dans le travail l’interprétation la tension d’un paradoxe : à la fois la nécessité d’une désimplication pour ne pas altérer, déformer, mais restituer fidèlement ce que l’on interprète, et d’un autre côté, pas d’interprétation sans une profonde implication, sans le jeu de la subjectivité qui s’empare amoureusement de son objet et le joue.
B. Ce qui est projeté, ce qui est compris
Examinons en quoi l’interprétation peut devenir délirante. Nous verrons mieux ensuite par contraste ce qui fait une interprétation sensée.
Que disons-nous des gens superstitieux ? Qu’ils passent leur temps à interpréter la réalité en y projetant leurs peurs. Si je fais une fixation quasi-obsessionnelle sur l’idée que je suis victime d’un complot et que le danger est là partout autour de moi, il est évident que j’aurai tendance à voir partout des « signes » avant-coureurs des menaces dont je suis l’objet. Les trois corbeaux qui sont passés devant la voiture ? Mauvais signe ! La mort rode autour de moi. Le chat noir vu au matin ? Un malheur va m’arriver etc.
Le mental qui est hanté par la peur réplique sa confirmation dans la soi-disant « reconnaissance » de signes extérieurs qui la confirment. Il interprète constamment la perception dans un sens orienté de manière précise, orienté par ses propres projections. Tant que la projection domine l’interprétation, il y a peu de chances qu’elle ait une quelconque valeur. Elle n’est qu’une construction mentale d’un esprit abusé par sa propre production d’illusion. L’illusion naît quand le mental surimpose à la perception une représentation qu’il tire de son propre fond et qu’il ne voit plus qu’elle. L’illusion prolifère sur le terrain de l’inconscience dans laquelle le mental déploie ses propres créations, sans se rendre compte qu’il en est l’auteur, que ce qu’il prétend « voir », n’est jamais que le jeu de ses projections. Je vois le serpent là où il n’y a en réalité qu’une corde. J’interprète la forme sinueuse comme un serpent, alors qu’il n’y a que la corde. La surimposition du serpent sur la corde n’est que l’opération de mon propre esprit qui a donné une forme à ma peur, ou plutôt qui a surimposé la forme à partir de ses peurs. Si on ôte la base émotionnelle, si la peur est absente, il ne peut y avoir de surimposition de la peur et donc pas d’interprétation terrifiée de la réalité. Dès l’instant où l’émotionnel entre en jeu et occupe à lui seul le champ de conscience, il se réplique lui-même dans une interprétation hallucinée du réel. Une illusion est toujours une interprétation.
La psychopathologie connaît bien les formations extrêmes de ce pli du mental dans les délires d’interprétation. L’exemple le plus remarquable est le délire paranoïaque. Dans la paranoïa, le sujet est enfermé dans une bulle de constructions mentales nouées dans la peur. Dans la relation avec autrui, les détails des expressions vont très rapidement prendre la valeur de « signes » auxquels le sujet attache la plus grande importance, persuadé qu’ils le concernent en propre. Comme le superstitieux, le paranoïaque voit des « signes » partout.
C. L’art de l’interprétation
On appelle herméneutique, l’art d’interpréter, pour autant qu’il est commandé par la reconnaissance d’un sens caché sous le sens apparent, cela peut être la parole d’un dieu, la manifestation d’un signe, l’expression humaine d’un geste ou d’un mot, en bref, on interprète tout ce qui peut avoir un sens pour un être humain.
L’interprétation, suppose qu’une seule lecture ne suffit pas pour que le sens soit compris et que, précisément, la lecture doit être redoublée dans une interprétation pour être satisfaisante. Mais tout dépend dans la manière d’interpréter de l’investissement de la subjectivité avec elle-même dans l’interprétation, c’est-à-dire de l’expérience dans laquelle elle se déroule.
Interpréter, ce n’est pas seulement répliquer ce que la mémoire nous donne déjà, interpréter c’est partir de l’étonnement et de la rencontre et laisser en quelque sorte à l’intelligence sa liberté et son aptitude à saisir ce de manière intuitive ce qui se donne à elle.
Comme le travail de l’interprétation ne se déroule que sur le terrain de la pure subjectivité, on peut toujours se demander s’il peut y avoir une part d’arbitraire dans la valeur de ses constructions.
Il y a une éthique de l’interprétation qui est une éthique de la fidélité. L’éthique de l’interprétation exige le respect de l’esprit de l’œuvre, sinon, c’est à une dénaturation complète que se livre l’interprète. On voit mal comment on pourrait trouver dans La République de Platon, ou dans L’Ethique de Nicomaque un manifeste pour la lutte des classes, façon Marx. Vouloir tirer de force Les confessions de Rousseau du côté de la psychanalyse de Freud, c’est tout de même abuser de l’interprétation, ce qui revient le plus souvent à lui imposer une grille d’interprétation qui lui est étrangère. L’éthique de l’interprétation commande de revenir aux choses-mêmes, ce qui signifie revenir ici revenir directement à l’œuvre pour la laisser parler en nous au lieu de lui imposer un discours que nous voudrions par avance lui faire tenir. En philosophie, l’exigence tiendrait dans une consigne : revenir au texte, revenir à Platon, à Epictète, à Plotin dans le texte, en écoutant ce que le texte peut nous dire, dans une redécouverte, en acceptant par avance d’avancer dans l’inconnu.
L’interprétation n’est pas un exercice réservé aux doctes et aux érudits gentiment confinés dans leur étude. Elle décide de notre vision du monde. Elle est d’une importance considérable en matière d’autorité religieuse. Au temps de l’Inquisition on a torturé et massacré pour des questions d’interprétation. Nous ne devons pas l’oublier en ces temps où l’exaspération religieuse peut conduire à des débordements graves (cf interprétation fantaisiste et abusive du Coran à des fins immorales).
Ce qu’il faudrait examiner plus avant, c’est la manière dont le mental fonctionne dans l’interprétation et surtout la différence entre le voir lucide et le jeu psychologique de l’interprétation. La lucidité est une retenue de l’interprétation qui tend à ramener l’esprit à l’observation de ce qui est. Il faudrait explorer de très près le jeu du mental dans la vigilance et notamment discerner comment, l’émotionnel prenant un empire exclusif, l’esprit se met à surinterpréter le monde.
Le travail de l’interprétation est difficile. Il demande une ouverture de l’intelligence, de l’humilité, mais en même temps, il exige un épanchement libre de l’esprit, une passion sans motif. Il n’y a pas d’interprétation sans enthousiasme, pas d’enthousiasme sans pathétique, pas de pathétique sans passion, pas de passion sans un embrasement que l’on rencontre autant en soi-même qu’en l’œuvre qu’il s’agit d’interpréter.