La liberté
Introduction
A la question : sommes-nous libres ? Certains répondront négativement, jugeant que, parce qu'il y a des lois notre liberté est limitée, d'autres répondront positivement considérant que si les lois sont choisies par tous (cf. Rousseau), elles garantissent notre liberté.
Quelle que soit la réponse n'y a t il pas dans ces deux opinions l'affirmation d'une liberté plus fondamentale qui désignerait la condition même de l'homme ? Qui serait propre à l'existence humaine ? Il s'agirait d'une liberté fondamentale qui serait soit limitée par la loi, soit la condition même d'une loi juste.
Ainsi au fondement de la liberté civile ou politique, il y aurait tout d'abord une liberté morale qui serait pouvoir de choisir, de s'orienter dans la pensée et dans l'action, de soi-même et par soi-même. De cette liberté nous avons l'impression, peut-être à juste titre d'ailleurs, d'en faire quotidiennement l'expérience, je puis parler ou me taire, marcher ou m'asseoir, etc., toutes ces actions ne semblent dépendre que de mon seul et unique choix.
Il semblerait donc que notre liberté ne fasse aucun doute, que son existence n'ait pas à être prouvée dans la mesure où elle est éprouvée avec une force et une intensité telle que rien ne pourrait nous convaincre du contraire. Comme le déclarait Descartes :
Notre liberté se connaît sans preuve par la seule expérience que nous en avons.
Principes de la philosophie, N° 139, 1° partie
Cependant une telle expérience ne pourrait-elle pas être trompeuse ? Une si forte impression peut-elle avoir valeur de preuve ? Quelle preuve avons-nous que cette impression n'est pas illusoire ?
I.La conscience immédiate de notre liberté
Le libre arbitre
Spontanément, la conscience de soi se croit libre et la vie sociale conforte cette croyance, puisqu'elle me demande sans cesse de choisir et de faire preuve de responsabilité. Certaines règles, la morale, le droit et les lois, semblent contraindre, mais n'est-ce pas finalement, comme nous nous le sommes déjà demandé, pour mieux affirmer cette liberté.
· Sur quoi se fonde cette supposition de la liberté ?
· Comment puis-je vérifier cette croyance ?
· N'est-elle pas, du point de vue de la société, un prétexte pour mieux me contraindre et de mon point de vue l'expression de mon orgueil et de ma vanité ?
· Comment puis-je prouver que cette liberté n'est pas illusoire ?
Il est donc nécessaire (et c'est peut-être le meilleur moyen pour la liberté de s'affirmer) de conduire une réflexion pour mieux prendre conscience de ce qu'est cette liberté que nous avons l'impression d'expérimenter chaque jour.
Quel sens faut-il donner à ce mot de liberté ?
Faire ce que l'on veut dira l'opinion commune, mais la liberté d'action (de faire) est-elle fondée sur la liberté totale et absolue de la volonté ? Ce que je veux qui le veut ? Est-ce véritablement moi, en tant que volonté consciente et réfléchie, qui suis à la racine de mes choix ? Oui, me dira-t-on, je suis seul sujet de ma volonté et de mon action, si rien ne me contraint, c'est-à-dire si aucune force extérieure ne s'exerce sur moi pour me faire faire ce que, seul, je n'aurais pas décidé de faire.
Cela dit, si nous restons dans le cadre de cette approche, nous ne pouvons donner qu'une définition négative de la liberté, comme absence de contrainte, nous définissons alors la liberté par ce qu'elle n'est pas et non par ce qu'elle est.
Hors de toute contrainte apparente, suis-je bien la cause de ce que je veux, n'y a t il pas des contraintes cachées, plus profondes que je ne vois pas lorsque je m'absorbe dans l'action ?
Peut-on justifier philosophiquement ce sentiment immédiat de liberté ?
C'est ce que cherche à faire une réflexion sur la notion de libre arbitre.
La notion de libre arbitre rejoint l'opinion commune dans la mesure où elle se rattache à ce sentiment immédiat dont nous parlions précédemment, mais la philosophie va chercher à fonder ce sentiment pour en établir la certitude.
Comment se définit-il ?
Comme l'idée de la présence en moi d'un pouvoir indéterminé de vouloir ; pouvoir de décision absolu en moi, à partir de rien, sans motif contraignant ; je serais alors le commencement pur de mes actes indépendamment de toute autre cause externe ou interne pouvant agir sur moi. Le libre arbitre serait donc alors la capacité d'agir selon un choix totalement indéterminé et arbitraire, le problème étant alors de savoir si l'arbitraire peut-être en accord avec la liberté dans la mesure où il désigne ce qui s'impose brutalement et sans raison ?
Cela dit, dans l'expérience d'un choix, j'ai bien toujours l'impression que parce que je suis libre j'aurais toujours pu choisir autre chose que ce que j'ai choisi.
La question fondamentale à se poser est donc la suivante : l'acte gratuit est-il possible ?
L'acte gratuit
Définition : Acte sans motif, sans détermination interne ou externe pouvant l'expliquer.
Ex : Lafcadio dans le roman d'André Gide - Les caves du Vatican - qui sans raison aucune pousse un passager hors du train.
Tout à coup, au plafond voûté du wagon, l'électricité jaillit dans le lustre ; éclairage trop brutal, auprès de ce crépuscule attendri ; (...) A-t-il bientôt fini de jouer avec la lumière ? pensait Lafcadio impatienté. Que fait-il à présent ? (Non ! je ne lèverai pas les paupières.) Il est debout... (...) Il n'a pas l'air heureux, reprenait à part soi Lafcadio. Il doit souffrir d'une fistule, ou de quelque affection cachée. Lafcadio redonna de la lumière. Le train longeait alors un talus, qu'on voyait à travers la vitre, éclairé par cette lumière de chaque compartiment projetée ; cela formait une suite de carrés clairs qui dansaient le long de la voie et se déformaient tour à tour selon chaque accident du terrain. On apercevait au milieu de l'un d'eux, danser l'ombre falote de Fleurissoire ; les autres carrés étaient vides. Qui le verrait ? pensait Lafcadio. Là, tout près de ma main, sous ma main, cette double fermeture, que je peux faire jouer aisément ; cette porte qui, cédant tout à coup, le laisserait crouler en avant ; une petite poussée suffirait ; il tomberait dans la nuit comme une masse ; même on n'entendrait pas un cri... Et demain, en route pour les îles !... Qui le saurait ? (...) Un crime immotivé, continuait Lafcadio : quel embarras pour la police ! Au demeurant, sur ce sacré talus, n'importe qui peut, d'un compartiment voisin, remarquer qu'une portière s'ouvre, et voir l'ombre du Chinois cabrioler. Du moins les rideaux du couloir sont tirés... Ce n'est pas tant des événements que j'ai curiosité, que de moi-même. Tel se croit capable de tout, qui, devant que d'agir, recule... Qu'il y a loint entre l'imagination et le fait !... Et pas plus le droit de reprendre son coup qu'aux échecs. Bah ! qui prévoirait tous les risques, le jeu perdrait tout intérêt !... Entre l'imagination d'un fait et... Tiens ! le talus cesse. Nous sommes sur un pont, je crois , une rivière... Sur le fond de la vitre, à présent noire, les reflets apparaissaient plus clairement, Fleurissoire se pencha pour rectifier la position de sa cravate. - Là, sous ma main, cette double fermeture tandis qu'il est distrait et regarde au loin devant lui joue, ma foi ! plus aisément encore qu'on eût cru. Si je puis compter jusqu'à douze, sans me presser, avant de voir dans la campagne quelque feu, le tapir est sauvé. Je commence : Une ; deux ; trois ; quatre ; (lentement ! lentement !) cinq ; six ; sept ; huit ; neuf... Dix, un feu...
De ce point de vue, la liberté correspond à une volonté indéterminée. Cette indétermination est-elle réelle ou apparente ?
Vocabulaire :
Détermination : Relation entre deux phénomènes ou éléments telle que l'un étant posé, l'autre l'est aussi, une cause détermine un effet. Un acte indéterminé serait donc un acte sans relation avec autre chose que lui-même, sans cause, sans motif, sans raison.
Lafcadio agit-il réellement en l'absence de tout motif ou ignore-t-il les motifs qui le font agir ?
S'il agit ainsi, n'est-ce pas parce qu'il est tout d'abord mu par le désir de prouver sa liberté ?
II.La critique déterministe
Déterminisme : Principe selon lequel tout effet a une cause, les mêmes causes produisent les mêmes effets et il n'y a pas d'effets sans causes.
De ce point de vue l'acte gratuit est impossible.
Mais alors, comment expliquer cette impression de totale liberté que j'éprouve et qui me donne le sentiment de pouvoir agir librement ? C'est parce que j'ignore les déterminations dont je suis l'objet : les causes qui me font agir.
Si tout est déterminé, si tout obéit à des lois de cause à effet, le domaine psychologique (celui de la pensée et de la volonté) est soumis aux mêmes principes que le domaine physique.
Le déterminisme s'oppose à notre croyance immédiate et en une croyance plus profondément enracinée culturellement et qui est au principe de la morale chrétienne : Le libre arbitre serait le propre de l'homme par rapport au reste de la création qu'il est autorisé à dominer, il rendrait l'homme responsable de son existence et de ses actes devant Dieu, d'où la possibilité du péché, pas de péché sans liberté.
En revanche, du point de vue déterministe, à tous mes actes se rattache une cause, qu'elle soit consciente ou inconsciente, interne ou externe, de l'ordre d'une motivation rationnelle et réfléchie ou de l'ordre d'une force subie par le sujet.
Ce que je veux, ce que je fais, ce que je pense et ce que je suis sont le fruit de tout un contexte (biologique, psychologique, sociale, culturelle...).
Le principe du déterminisme ne permet donc pas de penser la notion de libre arbitre, elle paraît même s'opposer en tout point à la raison puisque l'action libre serait action sans raison, sans cause donc totalement inintelligible.
Le libre arbitre ne serait qu'une illusion par laquelle je me considérerais comme supérieur à la nature dont je crois pouvoir me désolidariser. Mon impression de liberté n'étant que le résultat de mon ignorance des causes qui me font agir.
Ne faut-il donc pas affirmer avec Spinoza (1632 - 1677) que l'homme
"n'est pas dans la nature comme un empire dans un empire"
et qu'il se trompe à chaque fois qu'il croit qu'il
" trouble les lois de la nature plutôt qu'il ne les suit, qu'il a sur ses propres actions un pouvoir absolu et ne tire que de lui-même sa détermination."
Spinoza, Éthique, III° partie, préface.
L'homme n'a pas le privilège d'échapper aux lois universelles de la nature, selon Spinoza le libre arbitre n'est qu'une illusion résultant de notre ignorance et de la vanité dont elle est la conséquence.
Il convient donc de rechercher les causes d'une telle illusion.
Si véritablement le principe du déterminisme est au fondement de toute chose, il doit nécessairement être au fondement de la croyance au libre arbitre dont il faut déterminer la cause.
Tout d'abord comme nous l'avons déjà remarqué le libre arbitre est l'objet d'une impression première, de notre conscience immédiate, chaque fois que je fais quelque chose, j'ai l"impression que j'aurais pu ne pas le faire. Donc, si le principe du déterminisme est vrai cela signifie que ma conscience est partielle et limitée puisqu'elle ignore la véritable provenance de ses actes. Et pour citer à nouveau Spinoza :
Les hommes se croient libres pour cette seule cause qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par où ils sont déterminés.
Pour illustrer cette idée Spinoza prend l'exemple suivant dans la Lettre 58 à Shuller :
- Prenons une pierre qui roule entraînée par une impulsion extérieure et supposons que cette pierre soit dotée d'une conscience comparable à la notre. En réfléchissant sur son acte présent, la pierre pourrait très bien croire qu'elle tombe librement n'ayant pas conscience de la cause qui est à l'origine de l'impulsion extérieure qui a entraîné sa chute.
Notre condition est un peu comparable à celle de cette pierre, parce que nous savons ce que nous faisons sans connaître les véritables causes pour lesquelles nous le faisons, nous nous croyons libres.
Les sciences humaines qui se sont développées au XX° siècle ont d'ailleurs contribué à renforcer la thèse de Spinoza. Ainsi croyons nous choisir librement nos options politiques ou même nos activités de loisir, alors que se constate, sinon un rapport de causalité, du moins une corrélation entre nos choix et notre appartenance à tel ou tel milieu social.
Ainsi l'expérience que nous avons de notre liberté est illusoire, elle n'est que la conséquence de notre ignorance. Le libre arbitre ne serait donc que l'objet d'une croyance superficielle résultant d'une réflexion insuffisante sur nous-mêmes et l'acte gratuit qu'une apparence, qui en réalité serait déterminée par une multitude de causes ne se manifestant pas immédiatement.
Ainsi pour mieux comprendre l'acte d'une personne comme Lafcadio, il faudrait procéder à une étude approfondie de sa personnalité afin de déterminer les causes qui ont entraîné le désir d'affirmer d'une manière aussi apparemment radicale sa liberté, il faudrait étudier son histoire personnelle (ses origines sociales, son éducation, etc.).
Il y aurait donc alors dans la croyance au libre arbitre, la manifestation de notre aliénation, c'est-à-dire de notre manque de liberté (est aliéné celui qui ne s'appartient plus, qui n'est plus maître de lui-même, donc qui n'est pas libre).
Ainsi, nous nous croyons libre, parce que nous ne le sommes pas, puisque nous sommes guidées par des causes dont nous ignorons l'existence. Nous nous croyons libres parce que nous ne voyons comme limite à notre liberté que les contraintes externes (les lois naturelles ou celles de l'état dont nous avons conscience) en oubliant toutes les déterminations internes qui nous guident malgré nous (cf. la distinction entre l'impulsion qui détermine la chute de la pierre et l'obstacle qui pourrait arrêter son mouvement).
D’où plusieurs interrogations :
· Devons-nous nous résigner à cette aliénation, devons-nous admettre que nous ne sommes que des automates remontés sans cesse par les circonstances, selon les lois de la nature sur lesquelles nous n'avons aucune prise ?
· Le principe du déterminisme est-il à ce point puissant qu'il supprime toute responsabilité du sujet par rapport aux actes qu'il commet ? Mais qu'en est-il alors de la conscience morale ? Serait-elle comme le libre arbitre une pure illusion ?
· Ne faut-il pas voir dans notre souci de penser la liberté, de réfléchir sur les causes de nos actes, ainsi que dans notre aspiration à juger la valeur des fins de nos actions, les signes d'une possibilité de liberté que le principe du déterminisme ne limiterait pas ?
Le problème est donc ici de savoir comment accorder déterminisme et aspiration à l'autonomie du sujet, comment résoudre leur opposition sans tomber dans les illusions qui viennent d'être dénoncées ?
La remise en cause du déterminisme
Le débat qui s'installe au sujet de la liberté se construit donc autour d'une opposition entre les partisans d'une liberté fondatrice en l'homme et les défenseurs du déterminisme.
Soit l'homme peut être à lui seul la cause première de ses actes et de ses pensées, soit il est une partie de la nature comme les autres, soumis aux mêmes lois de cause à effet, aux mêmes déterminations que les autres êtres naturels.
La première thèse est celle du libre arbitre qui se présente tout d'abord comme la conception commune de la liberté résultant de notre conscience immédiate, de notre impression première. Cependant cette thèse n'est pas seulement celle de l'opinion commune, elle trouve aussi son expression philosophique dans une métaphysique s'interrogeant sur la situation du sujet dans le monde.
La pensée déterministe comme signe d'indépendance
L'un des arguments que le déterminisme oppose à la thèse du libre arbitre est celui selon lequel notre expérience de la liberté serait limitée et illusoire ; cependant est-ce parce que nous ne pouvons avoir la certitude de notre libre arbitre que nous pouvons être certains de sa totale absence ou inexistence ?
Si notre expérience est limitée, elle l'est dans les deux cas et ne peut rien justifier, ni la thèse déterministe, ni celle du libre arbitre. Ou, inversement, il y a autant d'éléments dans l'expérience pouvant justifier l'une des thèses plutôt que l'autre.
Et parmi les expériences allant à l'encontre de la thèse déterministe, il y a la pensée même du déterminisme.
En effet cette pensée n'est-elle pas le fruit d'un recul pris par rapport à tout le réseau de déterminations dans lequel est pris le sujet, c'est-à-dire d'une indépendance possible de l'esprit par rapport aux causes qui peuvent agir sur lui et le déterminer ?
Ou alors, si ce n'est pas le cas, c'est que la pensée du déterminisme est elle-même déterminée, et dans ce cas, elle doit être elle-même capable de rendre compte de ses propres déterminations.
Ainsi la science, qui est l'entreprise par laquelle l'esprit humain parvient à découvrir les déterminations qui agissent dans la nature, n'est-elle pas le signe de notre indépendance par rapport à celle-ci ?
Tout effort de connaissance, de réflexion n'est-il pas le signe, l'expression, la manifestation de l'arrachement de l'esprit qui se sépare des déterminations dont il pourrait être l'objet ?
Ainsi par cette rupture, l'esprit pose le monde, la nature, comme objet (ce qui est jeté devant lui), et se constitue lui-même comme sujet, c'est-à-dire comme un regard extérieur au système de causes qu'il observe.
N'est-ce pas d'ailleurs cette capacité à se distancier et à s'affranchir de la nature par la force de l'esprit qui permet à l'homme de maîtriser la nature par les science et la technique ?
La science en dévoilant le mécanisme des choses s'en distingue et exprime la distance et l'indépendance de l'esprit par rapport à la nécessité qu'il découvre. De même l'activité technique en tant qu'utilisation de la nécessité naturelle n'est-elle pas, elle aussi, l'oeuvre de la liberté ?
Utiliser le déterminisme, n'est-ce pas le soumettre plutôt que d'y être soumis ? Mais l'expérience de notre liberté n'est pas seulement vécue dans notre rapport à la nature, elle concerne aussi la relation que nous entretenons avec nous-mêmes dans le cadre de l'action morale.
D'un point de vue pratique, lorsque j'agis, je ne me pose pas simplement la question de déterminer les moyens de mon action, je m'interroge également sur les fins que je dois poursuivre et je me détermine en fonction de ce que j'estime être le bien.
Cette autonomie (capacité à se déterminer soi-même en se fixant ses propres lois) morale qui fonde ma dignité et ma responsabilité, est-elle concevable sans se référer à l'affirmation du libre-arbitre ?
La liberté, fondatrice de ma dignité
En effet, la position déterministe ne peut fonder ma dignité d'homme, puisqu'elle me conçoit comme une simple chose.
Dignité : Caractère de ce qui est apte à mériter, donc de ce qui peut faire effort pour agir en s'opposant à ses tendances immédiates.
Ainsi définie, la dignité ne peut être qu'un caractère de la personne humaine autonome et représentant une fin en soi par opposition aux choses.
D'un point de vue déterministe, en revanche, je n'ai aucun mérite à faire ce que je fais, puisque je suis déterminé à le faire, je ne vaux donc pas plus qu'une chose.
Il ne peut donc y avoir de dignité que pour un être pouvant faire preuve de liberté afin de choisir entre le bien et le mal. D'ailleurs, je n'admets pas que l'on me traite comme une chose, et si c'est le cas j'ai le sentiment de ne pas être respecté et je ressens un sentiment de révolte.
Être digne = être fier d'être un homme et vouloir être reconnu comme tel, c'est-à-dire être reconnu comme un sujet responsable.
Liberté et responsabilité
Responsabilité : Caractère de qui est capable de répondre de ses actes, de les assumer et de s'en reconnaître l'auteur.
En tant que je me juge digne de l'humanité, j'estime pouvoir faire preuve de responsabilité, c'est-à-dire que j'estime être le seul sujet, le seul auteur de mes actes, dont j'assume les conséquences et que je prétends pouvoir justifier.
J'estime qu'en tant qu'être libre, je suis indissociablement lié à mes actes, je suis un être moral parce que je suis tenu et je me tiens pour responsable de tous mes actes, même les plus vils.
Ainsi, la morale et les valeurs qui la fondent supposent donc la liberté.
Comme nous l'avons déjà précisé, il n'y a de morale, de mérite, de faute ou de péché que pour un être libre ; un être totalement déterminé ne pouvant être responsable de ses actes (il serait absurde de reprocher à la tuile qui tombe d'un toit de m'être tombée sur la tête).
Le déterminisme peut donc conduire à un amoralisme, c'est-à-dire à une certaine indifférence par rapport à ce qui est inhumain, à ce qui est indigne de l'homme. Comment puis-je refuser, si je suis déterministe, que l'on me considère comme une chose (que l'on me traite en esclave, par exemple), puisque moi-même, je me considère, en un certain sens, comme tel ? Au nom de quoi pourrais-je me poser comme un être ayant des droits et des devoirs ?
S'affirmer comme un être moral suppose que l'on soit capable de rompre avec le déterminisme naturel pour se poser précisément la question de la liberté.
Or cela, le déterminisme le permet-il ?
Conclusion : Le déterminisme permet-il que l'on se pose la question de la liberté ?
Un être totalement déterminé pourrait-il se poser la question de savoir s'il est libre ou non ?
Le fait même de se poser la question de la liberté, n'est-il pas la preuve de notre liberté ?
Une telle question est une manifestation de la réflexion de l'esprit de l'homme sur lui-même, c'est-à-dire d'un retour sur soi de la pensée qui se distancie d'elle-même et des déterminations dont elle pourrait être l'objet, ce qui suppose ce regard extérieur sur soi et le monde dont nous parlions précédemment, regard extérieur supposant un détachement par rapport à soi-même et à la nécessité naturelle qui pourrait nous déterminer.
Le problème n'est donc peut-être pas tant celui de l'existence de la liberté que celui de la véritable forme de la liberté. Car si la question de la liberté atteste de l'existence de la liberté, elle n'en reste pas moins une question dont la réponse n'est pas donnée d'avance, la véritable question étant de savoir en quel sens je puis me considérer comme libre et comment cette liberté peut s'accorder avec le déterminisme qui règne dans une nature dont je fais partie tout en m'en différenciant.