mardi 8 mai 2007

COURS : supplément :les Droits de l'Homme

Les Droits de l’Homme
1) DEFINITION ET FONDEMENT

- Les droits de l’homme sont les droits de l’individu dans son rapport à la société et à l’Etat. Parler de droits de l’homme suppose :

1. que le concept d’homme ait un sens; qu’il y ait donc un homme générique, comme le christianisme l’a rendu possible (concept d’universalité)
2. que l’homme soit l’individu, c’est-à-dire qu’il soit pensable hors de la société (état de nature) comme préalable et condition de la société; c’est plutôt la société qui est la résultante de l’association des individus. La conscience de soi individuelle est première et l’autonomie qui en découle doit être sauvegardée dans la forme sociale qui est seconde ;
3. que les individus soient égaux ; comme l’a bien repéré Rousseau, la nature ne produit que des différences mais pas d’inégalités. Les inégalités sont sociales, c’est-à-dire postérieures à l’association. L’égalité en droits relève de la nature même de l’institution de la société ;
4. que la souveraineté soit l’émanation de l’association La démocratie ne doit pas être confondue avec n’importe quelle sorte de dictature : elle repose avant tout sur un Etat de droit qui respecte tous les individus et pas seulement la majorité ;
5. que la plus grande liberté possible comprise comme coexistence des libertés des individus soit le but de l’Etat de droit. La limite de cette liberté est d’une part la liberté d’autrui, d’autre part l’utilité publique (paiement de l’impôt, expropriation), mais cette utilité doit toujours être compensée et justifiée par l’intérêt général d’après une loi. La limite absolue (jamais prise en compte comme droit individuel) est la sécurité extérieure et donc la mobilisation en cas de guerre.
Les droits de l’homme sont des droits naturels qui n’existent qu’en société. Ils sont antérieurs en droit à la société mais irréalisables en fait hors d’un Etat de droit. Les droits de l’homme n’existent que comme droits du citoyen.
Comme Hobbes l’a théorisé, le droit n’existe pas à l’état de nature. L’état de nature est une fiction théorique qui permet de penser la société comme contrat passé entre individus qui veulent vivre en commun sans pour autant perdre leur statut de contractants donc d’hommes libres. Les droits sont dits “naturels” parce qu’ils sont fondamentaux, c’est-à-dire qu’ils servent de fondements légitimes aux sociétés. Ils permettent de résoudre le problème de légitimité de tout régime politique commençant.

Fondés sur une conception universaliste et égalitaire de l’homme, les droits de l’homme fournissent, dans les Etats où ils servent de référence, un critère pour juger de ce qui, dans un programme politique, un projet de loi, dans l’organisation même de la communauté, n’est pas conforme à ses principes fondateurs. Ils définissent donc des règles générales et des principes de justice pour l’organisation pratique des pouvoirs publics. Les droits de l’homme font en outre partie du droit positif, ils ont une valeur constitutionnelle et constituent une référence ultime qui permet d’apprécier la constitutionnalité des lois : la constitution française, par exemple, commence par une déclaration des droits que garantit la nation. Mais qu’est-ce qui fonde ces droits et leur assure une solidité, une fiabilité universelle ? Autrement dit, les droits de l’homme constituent-ils une évidence ou un problème ?




La doctrine des droits de l’homme est issue du droit naturel moderne. Nous avons vu que l’Ecole moderne du droit naturel est fondée sur des théories contractualistes : l’Etat est fondé sur un contrat social; sa finalité est d’assurer à chacun la sécurité et les moyens de rechercher son propre bonheur. Cette théorie est à la base de la conception des droits de l’homme, conçus comme un moyen de protéger les individus contre les empiétements de l’Etat. Elle est une théorie des libertés à l’égard de l’Etat.
L’article 1 de la Déclaration française de 1789 fait de la liberté l’essence de l’homme, liberté qui est un titre à avoir des droits : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». L’article 2 précise que la fonction de toute « association politique » est la « conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression ». C’est parce que ces droits appartiennent à la nature de l’homme qu’ils sont “imprescriptibles” (qui n’est pas susceptible de prescription, la prescription étant le délai au terme duquel on ne peut plus poursuivre l’exécution d’une obligation ou la répression d’une infraction) et “inaliénables” (Préambule). Ils s’imposent à toute autorité politique quelle qu’elle soit.

Selon Rousseau et Kant, ces droits sont fondés sur la liberté et la raisonnabilité de l’homme

· la liberté est l’unique droit inné que possède l’individu, elle est la condition d’acquisition de tous les autres droits : il n’y a de droits (propriété, libre communication, etc.) que pour un être libre;
· l’homme se définit comme un être raisonnable, perfectible, de sorte que le droit naturel repose sur la conscience qu’a l’individu de sa propre nature d’être raisonnable.
Pour Kant, cette conscience est une conscience morale : conscience d’un devoir, celui de respecter en autrui comme en soi-même la liberté et la dignité de l’être raisonnable.
A l’égard d’autrui, ce devoir est un devoir de respect absolu de la personne humaine (toujours considérer autrui comme une fin en soi). Les droits de l’homme sont fondés, en nature, dans le sentiment qu’a l’individu de sa propre dignité. Ils reposent également sur le principe d’égalité, dans la mesure où ils sont fondés sur la relation de personne à personne : autrui a des droits parce qu’ils est mon égal en tant que personne, et ses droits sont les miens parce que je suis son égal.

- Les droits de l’homme sont ainsi définis de manière différente, suivant l’extension qu’on donnera à ce principe d’égalité : les droits civils et politiques, appelés également droits-libertés, exigent, en effet, que tous les citoyens jouissent des mêmes libertés; les droits sociaux, ou droits-créances, exigent la réduction de l’inégalité des situations.

2) DROITS CIVILS, POLITIQUES ET SOCIAUX

- La première déclaration des droits de l’homme de 1789 consiste essentiellement en « droits à faire quelque chose » : liberté de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, liberté d’opinion, liberté de pratiquer la religion de son choix, etc. Il s’agit de droits civils et politiques, ou droits-libertés, définissant pour l’individu des possibilités intellectuelles (liberté de pensée, liberté d’expression, liberté de culte…) ou physiques (liberté du travail, liberté du commerce, liberté de réunion…).

- La révolution de 1848 inaugure une ère nouvelle en posant, pour la première fois, la question des droits sociaux ou droits-créances: volonté d’apporter un complément aux principes de 1789 rendu nécessaire par la révolution industrielle et l’apparition du problème de la condition ouvrière. Double influence du marxisme et du catholicisme social. L’Etat va se proclamer responsable sinon du bonheur, du moins du mieux-être de tous les citoyens, envers qui il se reconnaît des devoirs.

- Ces droits sociaux vont être inscrits dans les Constitutions, notamment après 1945 : déclaration soviétique des “droits du peuple travailleur et exploité” (1918) ; mention, dans la Constitution de l’URSS stalinienne (1936), des “droits économiques et sociaux” (droits au travail, au repos, à l’instruction, etc.); en France, c’est dans le Préambule de la Constitution de 1946 que les droits-libertés sont complétés par la proclamation des droits sociaux (“droit d’obtenir un emploi”, “droit de défendre son emploi par l’action syndicale”, droit de grève, etc.); Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée le 10 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations Unies (droits-libertés des art. 3 à 21, droits économiques et sociaux des art.22 à 27 : droits à la sécurité sociale; au travail, droit au repos, droit à un niveau de vie suffisant, etc.).

- Ces droits sociaux signifient que chacun peut exiger de l’Etat qu’il lui donne l’instruction, un travail, la possibilité d’avoir des soins de qualité, etc. On peut penser le lien entre les droits-libertés, ou droits formels, et les droits-créances comme le passage de la reconnaissance formelle de la liberté à la liberté effective dans l’Etat. Mais ces droits peuvent aussi entrer en contradiction et déboucher sur deux conceptions opposées de l’Etat.

- En effet, l’apparition, à côté des droits-libertés, des droits-créances, a introduit d’importantes modifications dans la conception des rapports entre société et Etat. Les droits civils et politiques participent d’une théorie des limites de l’Etat, conçu comme devant se borner à garantir aux citoyens le maximum de possibilités d’action compatibles avec l’existence d’une société; les drois civils sont des libertés que l’Etat garantit à tout homme, qu’il soit citoyen ou non : égalité devant la loi, sécurité, protection contre l’arbitraire du pouvoir, propriété, liberté de conscience et d’opinion; les droits politiques confèrent un pouvoir à l’individu considéré comme citoyen : participation à l’éléboration de la loi, droit de consentir à l’impôt. Ces droits permettent de défendre la liberté individuelle à l’égard de l’Etat.

- Cette conception s’articule sur la représentation d’un Etat minimum se bornant à protéger l’autonomie des citoyens. Les droits sociaux impliquent au contraire que l’on attende de l’Etat la capacité de fournir des services, d’intervenir dans la sphère sociale, notamment pour assurer une meilleure répartition des richesses et corriger les inégalités Þ Etat-Providence capable de contribuer, par des prestations positives, à la naissance de cette “sécurité matérielle” garantie à chacun.

- De là un clivage entre la tradition libérale et la tradition socialiste : la perspective libérale souligne le danger de toute politique qui se préoccupe de faire le bonheur des hommes; refus des droits-créances, idée que l’affirmation des droits sociaux est un premier pas en direction d’un Etat tentaculaire, sinon totalitaire. La perspective socialiste qui insiste sur les droits sociaux, et n’attache qu’une importance relative aux droits-libertés considérés comme des droits purement formels; valeurs de la justice sociale privilégiées.

- Pourtant, il n’y a pas d’opposition entre les droits civils et politiques, et les droits sociaux, et ce pour trois raisons (nous reprendrons ici l’analyse de P. Canivez, in Eduquer le citoyen ?) :

1. Fondement moral des droits de l’homme : reconnaître à autrui la qualité de sujet, c’est lui reconnaître ipso facto le droit à l’éducation ; l’un des droits fondamentaux de tout homme, avec la liberté, est d’avoir les moyens intellectuels de la liberté. Or, l’éducation, si l’on veut qu’elle soit efficace, suppose les droits sociaux, c’est-à-dire un minimum d’aisance matérielle.

2. Le problème n’est peut-être pas de défendre l’individu contre l’Etat, dans la perspective libérale, condamnant ainsi les droits sociaux, mais de défendre l’Etat de droit qui doit intervenir pour garantir l’éducation et l’instruction de tous. L’intervention de l’Etat dans la vie sociale fait partie des garanties du respect des droits de l’homme. Dès lors, le respect des droits de l’homme se confond avec la revendication de l’Etat de droit. Les droits de l’homme sont à la fois une idée morale et une conception politique : ils définissent une certaine conception de l’Etat, fondée sur le respect inconditionnel de la personne ; il s’agit de pousser l’Etat à s’organiser en vue d’un respect toujours plus grand de l’égalité des individus en tant que sujets;

3. Passé un certain degré de développement, un Etat qui veut rester puissant ne peut pas se permettre de nier les droits de l’homme : ces derniers sont la condition fondamentale de la participation active des citoyens à l‘effort collectif; intégrer les individus dans la société, en liant les droits sociaux à un travail qui, pour être performant, doit être perçu comme un intérêt. Ici le respect des droits de l’homme répond à une nécessité sociale et à un calcul politique (rappelons que ce point a été développé par Kant à propos de la possibilité de la paix mondiale, in Idée d’une histoire universelle…).


3) CRITIQUES ET DEFENSE DES DROITS DE L’HOMME

Critiques des droits de l’homme
Loin d’être une évidence, les droits de l’homme ont été et sont toujours contestés. Venues d’horizons divers, on peut grouper ces critiques en trois catégories :

1. Critiques traditionalistes et naturalistes
Les doctrines racistes ou fascistes notamment. La déclaration des droits de l’homme est un artifice humain qui contredit les hiérarchies naturelles et sape le principe d‘autorité nécessaire à la cohésion sociale.

2. Critiques du formalisme des droits de l’homme
Des courants très divers constituent ce courant critique qui reproche aux droits de l’homme leur abstraction. L’homme est toujours le produit d’une histoire, et cette histoire n’est pas universalisable, généralisable. D’une part, l’homme en général n’existe pas : il n’existe que des peuples qui ont des traditions et des histoires spécifiques ; d’autre part, le droit ne peut être que positif, c’est-à-dire relever d’une certaine dynamique nationale, d’un certain esprit qui n’est jamais transposable. Enfin, chaque pays est à un moment de son histoire, et ne peut prétendre faire table rase du passé et tout reconstruire brutalement. L’idée de droits anhistoriques d’un homme général et donc abstrait serait une pure fiction intellectuelle déconnectée de la réalité. Fiction dangereuse puisqu’elle n’envisage pas les devoirs que chacun a envers la communauté à laquelle il appartient.

C’est notamment la critique qu’adressent Marx et les anarchistes aux droits de l’homme. Les droits de l’homme sont purement formels et sont vides de tout contenu effectif. Ils sont un des éléments de l’idéologie dominante et tendent à entretenir la fiction de l’universel que prétend incarner l’Etat bourgeois.

- Ces droits redéfinissent l’homme comme “homme égoïste” et “séparé de la communauté” ; . La liberté est à comprendre comme indépendance, c’est-à-dire séparation, repliement sur la propriété dont la sûreté est également assimilée à un droit. Les droits de l’homme sont en fait ceux du propriétaire. Cette nouvelle conception de l’homme correspond à la spécificité du mode de production capitaliste en tant qu’il se différencie du mode précédent. Les droits de l’homme ne sont pas transcendants à l’histoire mais en sont un produit ponctuel appelés à être dépassé.

- En conséquence, ces droits ont beau prétendre valoir pour tous, ils ne valent que pour ceux qui possèdent quelque chose. Quel sens peut bien avoir le droit à la sûreté et à la propriété quand on ne possède rien et que l’égalité n’est que formelle ?

- La distinction de la société et de l’Etat, de l’homme et du citoyen, sur laquelle reposerait l’idéologie des droits de l’homme est contestée. Marx condamne, dans la société bourgeoise, l’autonomisation de la société civile par rapport à l’Etat qui s’exprime notamment par la séparation des droits de l’homme et des droits du citoyen. La distinction de l’homme et du citoyen n’a lieu en réalité que pour garantir plus sûrement le libre jeu des intérêts privés qui continuent de régir les relations entre les hommes. La société bourgeoise reste, malgré la générosité de ses intentions affichées, une société égoïste, orientée vers le profit privé et fondée sur des rapports de force qui tendent à isoler les individus les uns des autres. Il s’agit pour Marx de soumettre la société civile au principe de l’intérêt commun dont l’Etat prétend se faire l’instrument, de réintégrer le civil dans le politique, la société dans l’Etat, permettant ainsi la disparition de l’Etat comme sphère distincte de la société.

- La position libérale entend, au contraire, protéger la distinction entre société et Etat, ce pour quoi la référence aux droits de l’homme doit être mobilisée. En effet, la valorisation de la division entre société et Etat implique la présence insistante, dans la tradition libérale, d’un discours sur les droits de l’homme, ces derniers étant considérés comme des limites capables de prévenir les risques d’une confusion totalitaire entre le civil et le politique. Mais référence aux seuls et authentiques droits de l’homme qui sont les droits-libertés. Refus de l’idée de justice sociale considérée comme inégalitaire.

3. Critique relativiste

- Cette critique relativiste, la plus redoutable et inexpugnable, est dirigée contre l’universalité des droits de l’homme. Ces droits renvoient à une certaine conception de l’homme qui est née en occident et qui ne vaudrait que pour ceux qui appartiennent à cette culture.

- Le relativisme est une doctrine très séduisante et fort utile, qui fonde le principe de la tolérance et du respect des autres, comme l’a si bien montré Montaigne dans Les Essais.

- Le relativisme semble d’abord avoir de son côté les sciences humaines (l’ethnologie et la sociologie notamment) qui nous apprennent que les cultures sont diverses et spécifiques : la culture est considérée comme l’ensemble des pratiques, des croyances, des institutions qui font l’unité d’un peuple ou d’un groupe social. Idée d’une relativité des cultures : elles sont toutes spécifiques, aucun critère ne permet de décider si l’une est supérieure à l’autre; les droits de l’homme sont l’expression d’une culture occidentale; il est donc illégitime d’en tirer argument pour condamner certaines pratiques qui ont un sens dans d’autres cultures. Ainsi la soumission de la femme dans certains pays, la pratique des mutilations sexuelles ne pourrait - elles être condamnées au nom des droits de l’homme puisque ce serait une sorte de « racisme culturel » que de dénoncer une culture différente qui possède ses valeurs propres. Le refus de l’ethnocentrisme empêche de juger; la compréhension de l’univers culturel impose d’accepter. Définition de la tolérance comme acceptation inconditionnelle des différences.

- La position relativiste est implicitement celle du positivisme juridique : la réduction du droit au fait, le refus d’une norme du droit – le droit naturel – s’appuient généralement sur le constat de la variabilité des systèmes de droit, suivant les Etats, les traditions nationales, les religions, etc. Vouloir ramener cette diversité à des principes communs, c’est se comporter de manière purement extérieure et manquer la compréhension de chaque système de droit positif.

- La question que pose la critique relativiste est de taille : l’idée de liberté et d’égalité entre individus est-elle universalisable ? Au nom de l’égalité entre les cultures, peut-on accepter ailleurs l’inacceptable chez soi (l’excision des filles, la soumission des femmes, le travail des enfants, l’esclavage, etc.) ? L’attitude morale contraint-elle à respecter les différences entre les cultures ou à dénoncer des violences qui restent immorales quand bien même elles seraient le produit d’une autre culture ? La compréhension de la culture de l’autre conduit-elle à l’acceptation de tout ou y a-t-il des valeurs transcendantes aux cultures et à leur relativisme ?

Les limites de ces critiques. Défense des droits de l’homme
Nous limiterons cette partie à la mise en évidence des dangers et paradoxes du relativisme qui semble être la position critique la plus difficile à infirmer.
Le relativisme peut conduire à une position d’acceptation de l’ordre existant. Il peut même devenir, au nom de l’exotisme, un auxiliaire du sous-développement. Si l’on ne peut pas juger le droit, au nom de quoi va-t-on refuser des lois manifestement inacceptables ?
Certes, la relativité des cultures est un fait. La compréhension d’une culture est un principe de non-violence et de tolérance. Mais la tolérance et l’acceptation des différences ne sont pas les seules valeurs morales. La liberté, le respect de la dignité humaine sont sans doute des valeurs bien plus fondamentales. Comprendre, connaître ne signifient pas accepter ; la connaissance ne saurait se substituer au jugement, la science ne remplace pas la morale (comprendre les causes, les circonstances d’un crime n’implique pas de l’accepter, comme le montre le fonctionnement d’un procès judiciaire). Or, le relativisme aboutit justement à cette idée que le nazisme, l’intégrisme religieux sont compréhensibles et donc acceptables.
Cette question du relativisme nous invite à réfléchir sur la signification de la tolérance puisque, sur le plan moral, c’est au nom de la tolérance que le relativisme prétend se justifier. Or, être tolérant, est-ce tout tolérer ? En réalité, même pour un esprit tolérant – et surtout pour lui ! – il y a de l’intolérable, de sorte que la tolérance sans limite paraît synonyme d’indifférence ou d’acceptation passive de tout. Donnons un exemple.
- Sur le plan politique, une mentalité tolérante, c’est-à-dire démocratique, ne risque-t-elle pas de se condamner à disparaître si elle admet comme tolérables les opinions et les actes qui cherchent à la contester ou à la détruire (faut-il accorder la liberté aux ennemis de la liberté ?) ? L’intolérance ne peut que se fortifier si elle ne rencontre pas d’obstacles (voir, en France, le débat sur les responsabilités quant à l’émergence politique et électorale des organisations d’extrême-droite). Etre tolérant ici, c’est ne reconnaître comme admissibles que les formes « faibles » de l’intolérance, capables de s’insérer dans un débat, et compatibles avec la démocratie et le respect de la personne humaine.

Si l’on définit la tolérance comme le principe fondé sur l’égale liberté et dignité des convictions qui exige de ne pas contraindre une opinion lorsqu’elle est contraire à la sienne, la tolérance suppose la réciprocité. Lorsque celle-ci n’est pas établie, l’intolérable apparaît (camps d’extermination, génocides, tortures, etc.). La tolérance n’est pas synonyme d’un relativisme absolu des valeurs qui n’aboutit qu’à la disparition de toute exigence éthique. Si les comportements s’enracinent bel et bien dans des cultures différentes, cela ne signifie pas que tout doit être justifié. Doivent demeurer intolérables les pratiques qui mettent en cause l’intégrité de la personne humaine. La tolérance se veut du côté de la raison et de l’universalité.

- Il ne suffit donc pas de prendre en compte la relativité des cultures, il faut reconnaître également l’universalité de certains principes éthiques dont la validité n’est pas limitée au domaine d’une culture donnée. Ces principes, ces normes sont posés comme transcendants, dès lors qu’ils sont définis, non comme un fait, mais comme un idéal dont il faut sans cesse se rapprocher. De même, les sciences humaines ne peuvent rien démontrer contre une exigence de liberté puisqu’elles reposent elles-mêmes sur la certitude - ni démontrée ni démontrable - que la liberté et l’universalité sont possibles. Les sciences humaines ne peuvent nier la certitude de la liberté et le devoir de la préserver qu’en niant leur propre fondement.

Il est dès lors possible de concilier la science et le droit : la compréhension scientifique n’implique pas l’approbation inconditionnelle. La relativité des cultures et les droits de l’homme ne se situent pas sur le même plan. Notre façon de vivre comporte, en effet, un certain arbitraire, de sorte qu’on peut la comparer avec d’autres modes d’existence. Mais les principes de jugement fondés sur le respect de la personne nous servent pour juger de notre propre façon de vivre. Le principe moral qui sert de critère fonde un jugement critique. Il ne définit pas un mode d’existence parmi d’autres. Il ne nous dit même pas quel mode d’existence il faut adopter (cela dépend de l’inventivité, des goûts propres à l’individu…).

Ce principe critique définit ce qui, dans notre façon de vivre aussi bien que dans n’importe quelle autre, est inacceptable. Les droits de l’homme ne promettent rien : principes d’évaluation critique, ils permettent de déterminer ce qui n’est pas acceptable; ils ne fournissent aucun programme d’action; ils déterminent les critères qui permettent de juger. Ils reposent sur un critère comparable à celui de la loi qui prévoit, par exemple, des sanctions pour « non assistance à personne en danger » (Code pénal, art. 63). L’obligation d’assistance ne contient pas la promesse que tous les accidents seront sauvés. Mais on peut être condamné pour n’avoir rien tenté.

- Enfin, on peut remarquer qu’un accord, au moins formel, est possible sur la définition d’une éthique universelle, malgré la diversité des civilisations et la relativité des cultures. La Déclaration universelle de 1948, par exemple, a été adoptée à une quasi-unanimité (aucun Etat n’a voté contre, et huit seulement, contre quarante-huit, se sont abstenus), même si, bien évidemment, il y a une distance entre l’affirmation des principes et la réalité des pratiques. Les droits de l’homme, en somme, ne sont pas une culture; ils définissent les principes formels qui permettent de juger des cultures, à commencer par la nôtre.

Conclusion :
Le droit désigne donc non seulement l’ensemble des lois existantes qui se forgent dans le temps et dans l’espace au gré des rapports de forces, mais aussi un principe évaluatif qui définit le légal et le légitime. L’idéal étant que le légal et le légitime coïncident, sans pour autant que le légitime perde sa fonction évaluatrice et critique. Qu’il ait son fondement dans quelque ordre transcendant (Dieu) ou immanent (nature) ou dans la volonté consciente et raisonnable des hommes (les doctrines du contrat social), le droit a pour fonction de faire régner la justice et l’ordre dans la cité, en garantissant la coexistence des libertés. Si le droit et la justice ne s’épuisent pas dans le droit positif, on peut lire dans les droits de l’homme une incarnation authentique de l’exigence d’universalité et de distanciation critique par rapport à la sphère du fait. En ce sens, la justice est bel et bien la vertu et la norme du droit. La question du fondement du droit débouche alors sur celle de la nature de la justice.